Télévision
Décrocher la timbale
On a coutume de fustiger l'absence de scrupules des producteurs de programmes de télé-réalité. Nombre de candidats à ces émissions sont à l'évidence -– eux-aussi -– des partisans du sans foi ni loi.
Sur la scène audiovisuelle, les derniers remparts de l'intimité s'effondrent les uns après les autres. On ne redoute plus désormais de se déboutonner devant les caméras. On ne craint plus de faire de son existence personnelle, voire de son jardin secret, un champ de foire ou un parc d'attraction. Objectif pas toujours avoué de la manoeuvre : faire parler de soi et surtout mettre la main, à courte échéance, sur un joli petit magot.
Cette nouvelle génération de productions télévisées que l'on nomme télé-réalité est devenue la dernière filière de promotion sociale en vue. Les organisateurs de ces programmes n'ont que l'embarras du choix. Les candidats sont légion. Ces derniers veulent aller jusqu'au bout de leurs désirs, de leurs volontés, des stratégies individuelles qu'ils se sont fixés. Filles ou garçons à la fleur de l'âge, hommes ou femmes dans la maturité, ils ont tous la rage de vaincre. Pour décrocher la timbale, tous les moyens sont bons, tous les coups sont permis. Tabous et scrupules sont jetés par dessus les moulins, bon sens et dignité sont envoyés à la rivière. Les défis ne cessent de se succéder, de franchir de nouvelles limites. On autorise les intrusions les plus inquisitoriales dans sa vie privée devant des millions de téléspectateurs, on se prête sans vergogne à la mise en spectacle de son être intime, on accepte de ramper, de s'avilir, de se faire violence, de se soumettre à toutes sortes de maltraitances sadiques, on consent à courir nu en direct un billet de banque serré entre les fesses, on admet de laisser filmer chaque étape du régime d'amaigrissement que l'on vient d'entreprendre, on ne met aucune objection à tester la fidélité de sa compagne en la soumettant sous les yeux de tous à l'épreuve de la tentation, on n'éprouve aucune réticence à révéler sur la place publique que l'on couche avec le mari de sa soeur, on ne manifeste aucune hésitation à recourir à tous les coups bas pour éliminer des partenaires de jeu qui eux-mêmes n'attendent qu'une occasion de vous liquider. On dit oui à tout cela avec de plus en plus d'indulgence, de complaisance, d'affirmation. On est prêt à toutes les bassesses, à toutes les compromissions, à tous les stratagèmes pour s'approprier une part du gâteau et il n'est sûrement pas exagéré de penser que certains postulants aux émissions de reality show ne seraient pas opposés à tuer père et mère ou à donner un oeil en live pour obtenir le suprême avantage de devenir riche et célèbre.
On peut admettre volontiers qu'un individu acculé au plus grave dénuement, à la plus noire désespérance, puisse être tenté pour son salut ou celui de sa famille d'accepter de se prêter au jeu du cirque de la télé-réalité. Quand toutes les solutions ont été épuisées, une telle issue, fut-elle sinistrement douloureuse et humiliante, peut apparaître comme un expédient pragmatique, comme un ultime recours pour quitter l'ornière. Un livre mal connu de Stephen King, Running Man (Ed. Albin Michel, 1988), apporte sur cette question un éclairage extraordinairement pertinent. Ce roman sans concession à l'égard des dérives vers lesquelles nous entraînent chaque jour un peu plus les Nérons du tube cathodique nous rappelle entre autres choses que l'amour-propre devient un bien grand luxe pour qui se trouve à bout de ressources, frappé par la maladie et contraint de glaner sa pitance dans les pires conditions. Pour quantité d'êtres humains de par le monde, la vente de son corps, de ses organes ou de son intimité continue de s'offrir en unique moyen de survie. Mais en regard de ces existences bafouées, mutilées, meurtries par milliers que penser de ceux et celles qui ne sont pas confrontés directement pour eux-mêmes ou pour leurs proches à des questions de vie ou de mort, de ceux et celles pour lesquels se présentent de multiples possibilités de modes de subsistance, et qui acceptent de se livrer en pâture aux dégradantes productions de la télé-réalité? En fin de compte, nous sommes en présence du même type de schéma que celui qui différencie la condition sociale de la prostituée contrainte que la misère a jeté sur le trottoir de celle de la call-girl des beaux quartiers pratiquant le volontariat et se vivant en femme libre. D'un côté l'urgence, la nécessité; de l'autre le choix. Chez les "volontaires" des jeux de trash-TV, les motivations ne trouvent pas la plupart du temps leur origine dans une indigence extrême mais plus fréquemment dans des appétits de vedettariat à peu de frais, de farniente, de luxe, de consommation, dans un goût de la facilité et une recherche de gains rapides. En dépit des masques dont elle sait se parer, cette cupidité ne trompe personne. Les ambitieux façon jet-set ne sont pas nés d'hier. Les Rastignac à la petite semaine de la télé-réalité d'aujourd'hui montrent dans l'ensemble d'étonnantes dispositions pour la manigance, la duplicité, le calcul cynique et arriviste. Ils sont d'évidence tout aussi à l'aise sur le chapitre de ce qui se rapporte à la mise en vitrine de leur personne pour le plus grand bonheur des chefs de casting qui les sélectionnent et qui feront d'eux de la chair à spectacle.
L'ensemble de toutes ces merveilleuses qualités humaines qui se manifestent avec tant d'habileté naturelle chez tant d'aimables participants du Loft, de Fear Factor ou de l'Ile de la Tentation constituent sans doute une des raisons pour laquelle on ne parvient presque jamais à pleurer sur le sort de ces zozos lorsque sur eux s'abattent les coups durs. Dans leurs chutes souvent dramatiques, que voir d'autre en effet que les logiques et impitoyables effets en retour de leurs choix.
Didier Robrieux
[2012]
DR/© D. Robrieux