Télévision
Les Calibans du
petit écran
Tout le monde la blâme, la critique, la déteste mais la regarde à qui mieux mieux : la télévision. Une contradiction difficile à assumer qui n'épargne pratiquement personne.
La télévision est une passion sociale effrénée. Elle s'est installée dans nos foyers, imposée dans nos existences. Instrument de toutes les fascinations, nous en faisons au quotidien un usage intensif non sans par ailleurs la couvrir constamment de griefs et de récriminations. Car il faut en convenir : un grand nombre de téléspectateurs que nous sommes est parfois un peu à l'image de Caliban, ce personnage de La Tempête de Shakespeare toujours en révolte contre une puissance qui lui est supérieure mais à laquelle il est contraint d'obéir. Nous détestons cette autorité superbe et dominatrice qu'est la télévision mais nous plions sans cesse le genou devant elle. Nous avons les yeux qui papillotent de ravissement devant ce nouveau Veau d'or mais nous ne manquons pas de lui adresser chaque fois que l'occasion se présente le coup de pied de l'âne.
"Les programmes sont tellement nuls en ce moment que je ne regarde plus la télévision!". Que de fois avons-nous entendu des propos de ce type sans même parfois les avoir sollicités? Que de fois nous sommes-nous, nous-mêmes, laissés aller à prononcer de telles paroles? Les téléspectateurs pris de passion télévisuelle ont souvent pour premier soin de pratiquer la dénégation. Il y a les tartufes claironnants qui déclarent vertueusement qu'ils ne mangent pas de ce pain-là. A les entendre, ils ne regardent jamais la télévision. Passez leur rendre visite à l'improviste et vous les trouverez pantoufles aux pieds en train d'honorer servilement leur idole. Il y a les faux moines qui chantent la sempiternelle antienne proclamant que "les émissions de qualité sont toujours programmées trop tardivement". Pour cette raison absolue, eux aussi, ne regardent jamais la télévision. Dissimulant leur allégeance au tube cathodique comme une maladie honteuse, ils sont les meilleurs clients des prime times les plus affligeants. Il y a les timorés qui semblent se trouver entre rêve et amnésie. Ils vous content une fable merveilleuse à laquelle ils croient : ils ne regardent jamais la télévision ! Ils en sont persuadés. Ils l'attestent, l'affirment, le certifient. On trouve bien sûr dans leurs rangs les plus gros téléphages.
Si on pouvait - sans manquer au respect que l'on doit à la sphère privée - soulever les toits des chaumines pour y observer les intimités des foyers, on ne manquerait pas d'être frappé par d'autres réalités. Les faits se font fort, en effet, de tordre le cou aux allégations proférées par nombre d'amateurs du petit écran. Ils ne regardent jamais la télévision mais les programmes diffusés chaque jour en continu sur les antennes via les ondes, le câble ou le satellite enregistrent des taux d'écoute phénoménaux. Ils ne regardent jamais la télévision mais les enquêtes d'opinion indiquent qu'elle occupe plus de 30% du temps libre des Français. Les sondages montrent également qu'une majorité de téléspectateurs réclament à cor et à cri davantage d'émissions culturelles ou éducatives mais contradictoirement les mesures d'audimat révèlent que les programmes de cette nature proposés dans les meilleurs créneaux sont boudés et que les plus fortes parts d'audience vont aux émissions de divertissement les plus généreuses en stupidités. Sur le terrain de la consommation télévisuelle, les pratiques démentent de manière criante les discours et les intentions déclarées.
L'image cathodique est incontestablement une vraie source de plaisir et on ne voit pas en vertu de quel principe d'ascèse mortificatrice il conviendrait de s'en priver. Pourtant, si nous nous livrons volontiers à cet agrément exaltant, les programmes proposés, il faut bien le reconnaître, sont souvent loin de nous faire toujours honneur. Les inépuisables successions de médiocrités que charrie quotidiennement la télévision ont souvent pour effet de rendre sa fréquentation inavouable. Parfois s'instaure, à tort ou à raison, une sorte de mauvaise conscience et nous sommes guère enclins à nous reconnaître en elle. A d'autres moments, la télévision vient se poser intraitablement en révélateur du vide, du désoeuvrement que rencontre notre propre vie, d'une lassitude généralisée qui nous fait baisser les bras, nous ôte le goût de réagir, nous installe dans une complaisance passive. D'autres fois encore, c'est la conscience que nous avons de l'assujettissement dont cette même télévision nous a rendu dépendant qui nous démoralise et nous porte publiquement ou dans notre for intérieur à la maudire et à la renier. Comment en effet ne pas être traversé quelquefois par cette idée que la télévision vampirise insidieusement notre temps individuel, stérilise une grande part de notre champ d'activités? Qui après être resté plusieurs heures les yeux servilement rivés à un de ces spectacles dégorgeant de bêtise dont la télévision a le secret n'a pas éprouvé un trouble et désagréable sentiment de culpabilité, de gaspillage, d'aliénation l'envahir? Qui après avoir allumé le téléviseur et regardé de bout en bout une de ces émissions où l'on bat le rappel des boniments les moins défendables n'a pas un jour éprouvé in fine la sensation d'y avoir laissé des plumes? Ne sommes-nous pas cycliquement amenés à butter contre cette contradiction qui nous fait vivre notre condition de téléspectateur entre attraction et répulsion, plaisir et amertume, fascination émerveillée et désenchantement? Pour les Calibans qu'il nous arrive parfois d'être (et on aura compris que l'auteur de ces lignes s'inclut dans ce collectif), trouver le courage et l'honnêteté d'avouer haut et fort que l'on est un consommateur de télévision réclame autant d'efforts que boycotter réellement et sans concession les émissions du petit écran qui nous indisposent au plus profond.
Didier Robrieux
[2012]
DR/© D. Robrieux