Légende du jazz
Avec Dexter Gordon
Qui n'a jamais entendu parler de Dexter Gordon ? Si le nom de ce grand saxophoniste de jazz américain est aussi connu que celui de Stan Getz ou celui de Chet Baker, son œuvre musicale reste le plus souvent ignorée.
L'art de Gordon (1923-1990) s'est nourri d'une vaste expérience forgée au fil des années au contact de styles de jazz très différents. Plusieurs courants musicaux ont en effet jalonné sa carrière.
Ainsi, très jeune, il apportera son tribut à la période swing. Il intègrera successivement les orchestres de Lionel Hampton, Fletcher Henderson, Billy Eckstine, Louis Armstrong. Il sera ensuite un des artisans majeurs de la période bebop. Ses partenaires s'appelleront : Charlie Parker, Fats Navarro, Miles Davis, Max Roach, Dizzy Gillespie, Sonny Stitt, Bud Powell. Enfin, il deviendra une figure incontournable de la période hard-bop aux côtés d'artistes tels que Clifford Brown, Sonny Rollins, Lee Morgan, Freddie Hubbard, Bobby Hutcherson.
On peut considérer — en raccourci — que l'inspiration de Dexter Gordon va de Lester Young à John Coltrane. Sa maitrise du saxophone ténor lui permet de mêler à volonté une forme "classique" (lyrisme, jeu cadré) toujours époustouflante et une forme plus émancipée, plus aventureuse, qui peut aller assez loin dans l'audace.
Gordon a beaucoup enregistré. Dans la myriade de documents audio actuellement accessibles, on trouve en premier lieu de très nombreuses ballades, ballades auxquelles le saxophoniste donne souvent une couleur très "club".
Trois heures du matin... une rue de New-York ou de Chicago... un cabaret à l'aspect incertain... A l'intérieur, des lumières tamisées rougeoyantes, un public clairsemé, deux ou trois couples enlacés sur la piste de danse, un homme seul à demi ivre accoudé au bar. Un peu en retrait, sur une estrade étriquée, une petite formation de jazz joue inlassablement... C'est parfois — il faut bien le dire — ce décor un rien stéréotypé qui se présente à notre imagination lorsque l'on prête l'oreille à certains airs cool, languides, étirés, exécutés par Dexter Gordon. Et ceci en particulier avec les classiques que sont Tenderly ou The shadow of your smile mais également Darn that dream, I can't escape from you, You've changed et I'm a fool to want you. Hormis quelques ballades moins conventionnelles telle que Ruby, my dear1, tout l'esprit de la complainte jazzistique est là.
Lorsque l'on écoute du jazz, on peut se placer dans différentes dispositions d'esprit. C'est selon l'humeur du moment. C'est selon un sentiment de compréhension, de bonne volonté musicale auquel on accepte, ou non, de s'abandonner. Si l'on choisit de se situer du côté de l'ouverture, d'une attention délestée de rigidité et d'opinions préconçues, on remarque que les morceaux à tempos lents interprétés par Dexter Gordon ne sont pas constitués que de déclinaisons type Harlem Nocturne2. En maintes occasions, ce saxophoniste sait à l'évidence exprimer un blues immuable, une empreinte tantôt rêveuse, romantique, tantôt réaliste et vécue. Entre imagerie jazz et authenticité : deux façons donc — au minimum — de percevoir les ballades de Gordon.
L'autre versant de ce musicien hors ligne révèle une ardeur manifeste, une agilité, une intrépidité, une exécution enlevée magnifiquement réglée. Quatre morceaux donnent une illustration directe et convaincante de ses qualités d'interprétation sur des rythmes toniques : Cheese Cake, Boston Bernie, Devilette et The end of a love affair. Assurément, un beau carré d'as à mettre en tête de liste !
Dexter Gordon aligne aussi les coups de génie avec les standards : Love for sale, Blues Walk, Body and soul, Comme rain or come shine, In a sentimental mood et autre Night in Tunisia. Les inguérissables du be-bop ne seront, quant à eux, pas déçus avec les féroces Dolo, Settin' the pace et Scrapple from the apple.
Plusieurs titres de Gordon provoquent automatiquement chez l'auditeur de petites réminiscences musicales. Flanquées d'accords à teneur plus ou moins écossaise, les premières parties de thème de It's you or no one et de Clear the Dex suggèrent des affinités avec Dear Old Stockholm célébré par Miles Davis. De son côté, Tanya possède comme un parfum de All Blues (Kind of Blue du même Miles Davis) tandis que Hanky Panky, en ce qui le concerne, nous plonge dans un climat typiquement Jazz Messengers.
Le métier, le talent, la lumière de son jeu ont fait de Dexter Gordon un musicien de légende. Sa musique laisse une forte impression. A noter également qu'il lui sera donné d'incarner le rôle d'un saxophoniste dans le film de Bertrand Tavernier Autour de Minuit (1986), film qui obtiendra l'Oscar de la meilleure musique en 1987 (une musique signée Herbie Hancock).
Didier Robrieux
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1. Ruby, my dear est une composition de Thelonious Monk très connue surtout via la version de John Coltrane mais la prestation signée Dexter Gordon, en l'occurrence, vaut vraiment le détour.
2. Harlem Nocturne : célèbre standard dans la veine "jazz-atmosphere" écrit par Earle Hagen; voir notamment les versions très réussies de Sam Taylor et de Georgie Auld.
Écouter // Voir :
Cheese Cake
https://www.youtube.com/watch?v=hkyJQcmVtZQ
Titres cités & références albums :
Tenderly (Dexter Blows, 2011) — The Shadow of your smile (Saxophone Ballads, Jazz Club, 2006) — Darn That Dream (One Flight Up, 2004) — I Can't Escape from you (Hits to the top, 2016) — You've Changed, I'm a fool to want you (Ballads, 1991) — Ruby, My dear (Manhattan Symphonie, 2005) — Cheese Cake (Go!, 1999) — Boston Bernie (LTD Live at the left bank, 2001) — Devilette (Triple Best of Dexter Gordon, 2009) — The end of a love affair (Remastered Hits vol. 2, 2016) — Love for sale (Hits to the top, 2016) — Blues Walk, Body and soul, Comme rain or come shine, (Blues Walk, 2009) — In a sentimental mood (LTD Live at the left bank, 2001) — A Night in Tunisia (Hits to the top, 2016) — Dolo (Classic Be-bop Rhythms, 2015) — Settin' the pace (Jazz Attitude, 2016) — Scrapple from the Apple, It's You or No One, Clear the Dex (Hits to the top, 2016) — Tanya (One Flight Up, 2004) — Hanky Panky (Clubhouse, 1979).
[ 2016 ]
DR/© D. Robrieux
Tenderly (Dexter Blows, 2011) — The Shadow of your smile (Saxophone Ballads, Jazz Club, 2006) — Darn That Dream (One Flight Up, 2004) — I Can't Escape from you (Hits to the top, 2016) — You've Changed, I'm a fool to want you (Ballads, 1991) — Ruby, My dear (Manhattan Symphonie, 2005) — Cheese Cake (Go!, 1999) — Boston Bernie (LTD Live at the left bank, 2001) — Devilette (Triple Best of Dexter Gordon, 2009) — The end of a love affair (Remastered Hits vol. 2, 2016) — Love for sale (Hits to the top, 2016) — Blues Walk, Body and soul, Comme rain or come shine, (Blues Walk, 2009) — In a sentimental mood (LTD Live at the left bank, 2001) — A Night in Tunisia (Hits to the top, 2016) — Dolo (Classic Be-bop Rhythms, 2015) — Settin' the pace (Jazz Attitude, 2016) — Scrapple from the Apple, It's You or No One, Clear the Dex (Hits to the top, 2016) — Tanya (One Flight Up, 2004) — Hanky Panky (Clubhouse, 1979).