Jazz In Marciac 2019
KENNY BARRON,
Un des tout premiers grands noms
du piano jazz
Accompagné de Kiyoshi Kitagawa (contrebasse) et de Johnathan Blake (batterie), le pianiste Kenny Barron parait ce jeudi 8 août sur la grande scène du festival de Jazz In Marciac. Une entrée sobre, modeste, sans tambour ni trompette. Le piano est atteint en deux enjambées. Des doigts experts et vigoureux prennent sans attendre possession du clavier.
Exécution à la fois limpide, délicate et intense pour commencer, avec des standards des années trente et quarante. Un jeu sûr, juste, prodigue; un swing à toute épreuve. Un jazz aux pigments « hard bop » qui ne connait pas le réchauffé ni le desséchement. Belle doctrine musicale !
Sur scène, l’instrumentiste donne très vite à voir des particularités qui nous ravissent. Ainsi par exemple, l’œil est attiré par ses mains : à plusieurs reprises, elles paraissent se mouvoir de façon indolente, paresseuse, comme ralentie sur les touches du clavier, alors que le rendu sonore se montre étonnamment supra-rapide ! Une « illusion » qui n’est en réalité que le produit d’un jeu pianistique remarquablement bien « centré », bien « dominé », preuve une fois de plus qu’en musique une économie de moyens apparente peut dissimuler une maitrise totale et engendrer des virtuosités étincelantes.
Kenny Barron met également tout son talent à ne pas céder à la « facilité », à ne jamais jouer deux fois la même astuce, la même bonne idée musicale. Pas de redoublements excessifs. Dans la mesure du possible, des motifs, des ornements souvent isolés, uniques, jamais resservis à l’identique pour complaire à l’oreille ou à l’attente harmonique. La plupart du temps fugaces, les plus belles surprises qu’il nous ménage viennent de la non-redite, du non-ressassement.
L’attitude scénique de Kenny Barron témoigne par ailleurs que ce géant du jazz fait passer la musique avant la projection de son image personnelle. Est-ce le visage doux, obligeant, mais presque marmoréen de ce musicien, son maintien humble, cette manière si modérée, si bienveillante de se présenter devant l’auditoire qui contribuent à faire venir à l’esprit le mot « sagesse » à son propos ? Rien de moins sage, bien sûr, que la musique de jazz ! Et les élans, les formules impulsives, la liberté instinctive, ne sont pas absents chez Kenny Barron, loin de là ! Mais, dans une large mesure, son monde sonore laisse transparaitre un goût du dosage clair, équilibré, annonce une conception exigeante, élevée de la musique. Tempérance et haute tenue sont à l’évidence toujours parties prenantes d’une forme résolument « classique » où l’on reconnait une maturation, un travail éminemment réfléchi, médité, sur la musique ainsi qu’un enracinement robuste dans la copieuse culture du jazz.
Il est vrai que le labeur musical accompli durant une soixantaine d’années par Kenny Barron (né en 1943 à Philadelphie) est colossal. Impossible de consulter sa discographie sans être pris d’une sorte de tournis admiratif tant cette dernière est étendue. La découverte de la liste des musiciens avec lesquels il a collaboré lors de ces séances d’enregistrement — aussi bien comme « leader » que comme « sideman » — est tout aussi étourdissante. Ce pianiste aura en effet œuvré aux côtés des partenaires les plus doués, les plus expérimentés, aux côtés des chefs de file les plus illustres du jazz1. Sans compter que ce recensement discographique n’inventorie que les coéquipiers de studio et non la pléthore des « performeurs » qui ont joué avec lui en moult occasions en concerts ou en tournées. Cette suractivité musicale donne une idée de la considérable aventure artistique engendrée par ces hétéroclites et belles rencontres. Elle conduit à imaginer l’ampleur du répertoire visité et acquis par Kenny Barron. Elle amène à présumer les quantités de défis techniques, stylistiques, auxquels il a du « se frotter ». Et elle éclaire peut-être le plus important : les mérites personnels de cet instrumentiste qui ont fait de lui au fil des années un des tout premiers pianistes de jazz.
La soirée se poursuit à Marciac. Une dominante « latino » s’est progressivement emparée du show. Kenny Barron excelle dans ce style. Sous l’emprise heureuse des rythmes et d’une ambiance de fête tropicale, le public est emporté : veine caribéenne avec des titres comme Bud Like, Calypso, Cook’s Bay (compositions de K. Barron) et brésilienne avec Aquele Frevo Axe (création de Caetano Veloso et Cesar Medez). Renforcées et embellies par la contrebasse de Kiyoshi Kitagawa et les drums de Johnathan Blake, les interprétations sont de vraies réussites. On adhère parce qu’une musique qui totalise charmes harmoniques, énergies de percussions et beautés acoustiques est là ! Si, avec ces exécutions « latin jazz », les ostinatos sont davantage inévitables, les interprètes leurs tiennent la bride et ne les laissent pas se livrer à des entêtements futiles. Au piano, Kenny Barron continue de donner vie à une élocution jazzistique jeune, fluide, touchante. Contrebassiste au dessus du commun, Kiyoshi Kitagawa déploie un art du temps, de la pulsation et de la phrase de grande classe. Johnathan Blake, quant à lui, ne s’interrompt jamais de « gérer » avec amour et finesse son imposante batterie flanquée de cymbales basses (primeur pour l’assistance de Marciac de deux incroyables solos de drums de plus de cinq minutes).
Concert enthousiasmant sur toute la ligne que cette prestation du trio Kenny Barron en cette terre gersoise où il se sera en outre confirmé — s’il en était besoin — combien une cellule aussi réduite qu’un trio peut être redoutable de présence, de ressources, d’identité, de force en jazz.
Didier Robrieux
___________
1. James Moody, "Philly" Joe Jones, Lee Morgan, Lou Donalson, Roy Haynes, Dizzy Gillespie, Stan Getz, Yusef Lateef, Chet Baker, Freddie Hubbard, Sonny Stitt, Ella Fitzgerald, Jimmy Owens, Stanley Turrentine, Milt Jackson, Elvin Jones, Jimmy Heath, Buddy Rich, Eddie Harris, George Benson, Jim Hall, Barney Kessel, Lee Konitz, Ron Carter, Buster Williams, Ben Riley, Charlie Rouse, Bobby Hutcherson, Mino Cinelu, Regina Carter, Stefon Harris, Charlie Haden, Dave Holland, etc.
[ 2019 ]
DR/© D. Robrieux
Kiyoshi Kitagawa, Johnathan Blake et Kenny Barron