Regard sur...
Le jazz pour tous
Il existe un travers — ici, en voie de disparition; là, malheureusement effroyablement résurgent — qui est de considérer que la culture, en général, artistique ou non, est une pédanterie, une construction artificielle, une activité humaine inutile, parasite, improductive. En maintes occasions, la philosophie, l’art, la littérature, la poésie, la peinture, etc., sont regardés comme des disciplines vaines; dans le meilleur des cas, secondaires. Si la plupart du temps, on ne disconvient pas de l'importance majeure de l'éducation, on dénie étrangement parfois encore celle de la culture alors que dans une large mesure ces secteurs d'éveil et de connaissances sont du même tonneau !
Episodiquement, la musique de jazz n'échappe pas à ces jugements négatifs, à cette incompréhension.
Au mieux, le rejet à l'endroit du jazz tient d’abord de l'idée préconçue, rejet que l'on soupçonne aussi quelquefois d'être accompagné d'un ressentiment, voire d'une frustration rancunière envers un domaine musical qui n'est pas obligatoirement bon ou mauvais en soi mais que l'on ne comprend pas, que l'on ne ressent pas, auquel on se sent étranger, qui semble être cantonné dans des sphères impénétrables, inatteignables, dans des sphères qui nous sont fermées.
Au pire, le rejet pour le jazz inspire directement les censeurs et persécuteurs ennemis de toutes les musiques considérées "de sauvages".
Parce qu'elle porte indéniablement des valeurs de rigueur et des exigences de qualité, la musique de jazz se voit également parfois taxée plus spécialement d'élitisme. Aux détracteurs et autres grands consommateurs d'idées simplificatrices qui en ont après l'élitisme parce qu'ils ne le connaissent que sous son aspect discriminatoire, on peut opposer une autre voie, une autre vision, et se rallier au principe cher à l'homme de théâtre Antoine Vitez (1930-1990) qui préconisait un « élitisme pour tous ». Il n'y a pas à rougir de honte de se réclamer d'un élitisme quand il s'agit d'un élitisme pour tous. Il n'y a pas à s'excuser de préférer cette conception de l'élitisme à une perpétuelle célébration du ras des pâquerettes. Sans compter que dans cet élitisme-là dominent l'effort, le travail, souvent le mérite.
Cette détermination de défendre mordicus l'excellence au profit de toutes et de tous trouve à l'évidence l'assentiment du pianiste de jazz René Urtreger. "Moi, je suis élitiste (...) Mais tout le monde peut entrer dans mon élite", confie-t-il à Agnès Desarthe dans le livre Le Roi René.1 En d'autres termes : le jazz est une branche artistique noble et subtile mais n'est en aucun cas une Cité Interdite réservée à une "vraie-fausse" élite, à une féodalité arrogante et prétentieuse. C'est une contrée aux frontières ouvertes où chacune et chacun sont les bienvenus, où quiconque titillé par la musique peut s'établir le temps qu'il le désire, trouver son bonheur, éprouver des émotions, aménager à peu de frais sa grotte profonde ou sa petite paillote au soleil. C'est un pays pour les braves gens. Qu'on en soit assuré.
Cette manière de penser qui consiste à toujours œuvrer pour garantir le meilleur de la musique quitte à être taxé d'élitisme a récemment été également exprimée avec force par un musicien du classique, Renaud Capuçon, violoniste soliste et virtuose de grand talent : "Pour moi, la musique classique est pour tous mais il ne faut pas la vulgariser. Je n'aime pas l'idée d'en réduire la qualité"2.
Nous retrouvons ici une approche bien conçue où l'on choisit de maintenir l'art musical vers le haut et où nulle place est laissée au pompeux, à l'exclusion, à l'entre soi.
Didier Robrieux
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1. Le Roi René, René Urtreger par Agnès Desarthe, Ed. Odile Jacob, 2016, p. 16.
2. France Inter, émission Boomrang, 19 janvier 2016. Au cours de cette émission, Renaud Capuçon reviendra une seconde fois sur la question : "Je déteste l'idée de se servir de la musique classique pour en réduire la qualité. La musique classique est pour tous mais avec la plus haute qualité possible".
[2016]
DR/© D. Robrieux