Regard sur...

Piano jazz femme

 

 

 

 

 

 

 

LE CHORUS JAZZ  III

 

 

L’improvisation : 
au gré des jalons maîtres

 

 

 

    « [L’état d’improvisation] qui est un peu semblable probablement à ce que peut ressentir un funambule sur sa corde, pris de vertige, fait que si je ne dois pas tomber, il faut forcément que j’avance. Il faut que j’avance, il faut que j’avance, et donc que je ne revienne pas en arrière. Finalement, l’improvisation c’est la composition où vous auriez à disposition un crayon mais pas de gomme. Donc, vous n’avez pas droit au repentir. Et donc, il faut avancer et cela évidemment vous porte comme créateur. ».
   
Exprimé dans une interview accordée à Charles Pépin pour son émission Sous le soleil de Platon sur France inter1, ce propos général et introductif émane du pianiste, compositeur, chef d’orchestre, universitaire et écrivain Karol Beffa. Ce musicien important à la carrière brillante — il a occupé en 2012-2013 la chaire annuelle de création artistique au Collège de France et obtenu, entre autres prix, deux victoires de la musique classique en 2013 et 2018 — fait notamment part, à de cette occasion, de son optique et de son expérience relatives à l’acte d’improviser en musique. Passionnant de l’écouter synthétiser quelques notions essentielles propres à éclairer, voire orienter, de façon positive réflexion et pratique musicales.
   
Au cours de l’entretien, Charles Pépin pose cette question de choix :
   
« Il y a deux conceptions de l’improvisation que vous évoquez dans un livre […] qui porte pour titre Parler, composer, jouer – Sept leçons sur la musique. Vous opposez une improvisation qui serait une « tabula rasa » et une improvisation qui irait chercher dans une sorte de bibliothèque infinie. Je lis cette très belle phrase : dans une de ses conférences de Harvard, Berio2 que vous citez compare le compositeur à un voyageur qui parcourrait une bibliothèque infinie semblable à la bibliothèque de Borges3. Composer […] n’est pas faire fi du passé mais faire des incursions régulières dans cette formidable mémoire de la musique. Est-ce que ce n’est pas ce qu’il se passe quand vous improvisez finalement ? »

    Karol Beffa : [Lorsque j’improvise] il est tout à fait possible que je sois pris par certains reflexes digitaux ou certains reflexes cognitifs qui vont faire que je vais aller dans telle direction et pas dans telle autre. Je considère que vouloir improviser à partir de RIEN, selon ce principe de la « tabula rasa » que certains improvisateurs ont tendance à privilégier, c’est illusoire ! Vous n’avez absolument pas la possibilité de faire à ce point ce vide en vous que vos doigts vont créer à partir du néant. Je n’y crois pas. Je pense que c’est en grande partie illusoire. Si, lorsque que l’on me demande d’improviser, une phrase que j’ai déjà eu en mémoire cinq ans auparavant me revient à l’esprit, d’une certaine façon, tant mieux ! Je l’accueille volontiers. Et ce que je vais faire à partir de cette phrase serait certainement très différent de ce à quoi j’ai songé cinq ou six auparavant. Donc, je suis tout à fait d’accord avec cette idée effectivement très bien formulée par Berio d’une espèce d’espace infini, qui est celui de la bibliothèque de nos esprits, bibliothèque un peu immatérielle, un peu imaginaire, mais dans laquelle on pourrait aller puiser pour que les influences soient extrêmement variées, hétéroclites, et puissent se superposer dans une espèce de contrepoint, assez savant éventuellement, où tout est possible. »

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     Vif intérêt également à visionner la vidéo intitulée Comment aborder l'improvisation jazz simplement ? que présente Stan Laferrière sur son site Docteur Jazz.4  Difficile de trouver meilleure intervention que celle énoncée dans cette vidéo au sujet du fait qu’il est primordial, quand il est question de pratiquer l’improvisation, de mettre — prioritairement — et de façon aiguë son oreille à contribution comme il est fondamental de privilégier intensément l’écoute et l’étude assidue d’un maximum de versions de morceaux de jazz ! On applaudit à deux mains la justesse de ce rappel mentionné par le chef d’orchestre chevronné et expert enseignant en jazz Stan Laferrière.

    Stan Laferrière : « En matière d’improvisation jazz, on a pris l’habitude de raisonner principalement par rapport à la théorie en mettant un peu de côté le travail du développement de l’oreille et la culture auditive. C’est une erreur, selon moi, car le travail de l’oreille favorise l’intériorisation du phrasé, des idées, et la culture auditive permet — presque de façon subliminale — d’enregistrer des informations qui, une fois digérées, aboutiront à un discours personnel, même s’il s’est abreuvé d’influences. La théorie est là pour nous permettre de comprendre les choses mais en matière d’improvisation, il est important d’entendre avant d’expliquer, car si l’on raisonne théoriquement et que l’on récite des gammes et des modes, peut-on vraiment parler d’improvisation ? Les idées d’un bon improvisateur proviennent toujours de ce mixe entre culture, théorie, oreille, la théorie servant de petite roue ou de béquille que l’on doit un jour retirer pour libérer la parole. »

    Le travail d’improvisation jazz fait souvent les frais d’une approche uniquement « technicienne » élaborée quasi-exclusivement à partir de méthodes, de formules, de « ficelles », intelligemment conçues dans les laboratoires — par ailleurs bien utiles et bien nécessaires — de l’harmonie et du rythme. Et cela s’entend ! Cela ne fait pas illusion chez celles et ceux qui sont en quête d’une « sincère authenticité » musicale, fut-elle productrice parfois d’exécutions  imparfaites. Ah, que ce solo est impressionnant, spectaculaire, parfois agrémenté de tels torrents de notes ! Mais combien il est dépouillé d’« âme », de profondeur, de sensibilité, de chaleur, de vérité sensible ! Où se trouvent l’engagement créatif, le travail imaginatif personnel de l’officiant ?
   
Concernant les chorus, il n’y a pas de doute que l’on ressort gagnant, comme le professe avec force Stan Laferrière, en développant l’oreille, en faisant grandir sa culture des œuvres, en se nourrissant du jeu et du son des interprètes devanciers. Une manière d’envisager la musique qui ne se résout pas à des applications « mécaniques » à l’heure où, de son côté, l’Intelligence artificielle — visiblement disposée à phagocyter et à régenter sans vergogne nombre d’actions artistiques — sort du bois et nous en réserve de belles.

                                                                                               Didier Robrieux

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  1. Émission du 13 août 2024.
    Écouter / Voir =

    https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/sous-le-soleil-de-platon/sous-le-soleil-de-platon-du-mardi-13-aout-2024-3449520 

  2. Luciano Berio (1925-2003), compositeur italien.

  1. Jorge Luis Borges (1899-1986), écrivain argentin.

  1. Vidéo datée 20 octobre 2020.
    Écouter / Voir =

    https://www.youtube.com/watch?v=7zmpXvRfsk0

 

[Décembre 2024]
DR/© D. Robrieux