Livre
Autobiographie
MARTIAL SOLAL
Un pacte avec le jazz
Pour la rédaction de son autobiographie, le pianiste, compositeur et arrangeur de jazz Martial Solal ne s’est pas soumis à un plan de travail strict ni astreint à un cadre chronologique rigoureux. Il a préféré grappiller dans ses souvenirs et les restituer dans le désordre, de façon non-linéaire. Cette non-linéarité affirmée avec des mots sur le papier n’est-elle pas aussi très présente dans sa musique que l’on sait souvent amatrice de ruptures rythmiques et briseuse de conventions ? C’est une toute première observation qui vient à l’esprit.
Après quelques années de piano classique, sa découverte des disques de Louis Armstrong, Don Byas et Coleman Hawkins, ses premiers engagements d’accompagnateur à Alger (où il est né en 1927) et son installation rapide à Paris, le jeune Martial Solal signe un pacte à vie avec le jazz !
S’en suit alors une période de « musicien à tout faire » pour assurer l’alimentaire. Puis, il fait son apprentissage de jazzman au Club Saint-Germain, club au sein duquel il devient pianiste remplaçant dès juin 1951. Dans ce haut lieu du jazz parisien, il croise Lil Armstrong, Lionel Hampton, Oscar Peterson… Plus tard, de 1964 à 1967, il tiendra aussi le piano au Blue Note, soit durant trois ans « sans interruption, sans un seul jour de vacances », précise-t-il.
La carrière de Martial Solal montera progressivement en puissance avec de multiples séries de concerts tant en France qu’aux États-Unis et que dans de nombreux pays de la planète. La liste de ses rencontres, collaborations, enregistrements est prodigieuse.1 Le cinéma fera également appel à lui. Martial Solal composera notamment les bandes originales d’A bout de souffle de Jean-Luc Godard, de Léon Morin prêtre de Jean-Pierre Melville et de Trois chambres à Manhattan de Marcel Carné.
A la lecture de ses confidences autobiographiques, on voit que l’homme est intrépide, déterminé. Martial Solal révèle que, dès son entrée en musique, il « ne manquait pas de vouloir toujours se démarquer des autres ». Cet esprit d’indépendance, cette volonté de distinction, cette soif d’originalité, prévalent très tôt chez lui : « Contrairement à mes amis qui relevaient religieusement les improvisations de leurs idoles, je n’écoutais jamais de disques, je ne voulais ressembler à personne, pas même à ceux que j’admirais. », écrit-il. Un goût de la liberté que vient renforcer un « caractère [qui le poussait] à n’en faire qu’à sa tête.»
Martial Solal s’est toujours appliqué une discipline de fer au piano, se consacrant intensivement au jazz mais aussi au répertoire classique avec régularité et rigueur. « Je m’étais fait la réputation de quelqu’un qui travaillait son instrument quotidiennement. Ce qui était plutôt mal compris, presque « méprisable. Je n’en tenais, bien entendu, aucun compte…», fait-il remarquer. L’humilité n’entre pas dans son credo. Il le proclame haut et fort : « modeste… ce qu’en réalité je n’avais jamais été, même à mes débuts, estimant la modestie inutile, négative, empêcheuse de tourner en rond, et surtout anti-progrès. » Tout est dit ! Le jazz de Martial Solal est sans doute pour partie à l’image de ces traits de tempérament proclamés qui sont les siens. Une des clefs de compréhension de son art musical se trouve possiblement ici.
Jazzmen et jazzwomen savent, la plupart du temps, ce que le mot galère veut dire. Martial Solal n’a pas été sans subir plusieurs périodes de vaches maigres. Toutefois, sa nature semble fréquemment l’avoir incliné à faire contre mauvaise fortune bon cœur. C’est avec une grande insistance qu’il souligne — à six ou sept reprises — dans les pages de ce livre avoir abondamment bénéficié du secours de sa bonne étoile tout au long de son parcours de musicien. « Facteur chance » déterminant donc dans le déroulement de sa vie professionnelle mais il estime cependant avoir quelquefois manqué de reconnaissance. Rien n’est gagné à l’avance. Sa première participation en tant qu’invité au festival de Monterey (Californie), par exemple, n’est programmée que pour seulement… un quart d’heure ! La seconde, deux ans plus tard, ne sera que de huit minutes !... Martial Solal a l’élégance de ne pas mettre ses échecs sous le boisseau. Son trio réunissant le contrebassiste Gilbert Rovère et le batteur Charles Bellonzi « ne durera que deux ou trois ans, sans séduire spécialement le public», reconnaît-il. Les orchestres qu’il constitue ne produisent pas toujours les succès escomptés : « J’étais très heureux du résultat. Le public, nettement moins que moi. Nous jouions dans des salles quasiment désertes. Le record homologué a été de cinq spectateurs, pour qui nous avons joué exactement comme si nous étions sur la scène de Pleyel. ». Il lui arrive d’autre part d’enregistrer des CD qui, de son propre aveu, s’avèrent « invendables ».
En réalité, la musique de Martial Solal, tout en possédant d’exceptionnelles qualités, tout en jouissant d’un certain prestige artistique, ne présente pas toujours un abord aisé. Respectueuse des standards auxquels elle se réfère et qu’elle « recycle » parfois, cette musique est engagée dans une voie résolument « contemporaine ». Fort d’une technique au piano virtuose et d’une puissance créatrice phénoménale, Martial Solal manifeste, selon un dosage dont il a le secret, une approche du jazz savante, ingénieuse, turbulente, iconoclaste, qui ne reste pas en place, souvent faite de circonvolutions volontiers disparates, zigzagantes et heurtées, arborant une unité difficilement perceptible ou inexistante. Martial Solal le dit lui-même : il a le goût « des changements de tempo ou de tonalité abrupte […] Passer, au cours d’une même mesure, d’une tonalité à une autre, mélanger, complexifier sans même m’en apercevoir est chez moi depuis toujours ma marque de fabrique. Je ne m’en sens pas complètement responsable. » Son ambition déclarée reste celle de « faire évoluer le jazz». Il s’oppose à la conception du free jazz mais finit par lui emprunter nombre d’éléments : « Je dois reconnaître qu’après un certain temps, j’introduisis moi-même une partie de ces nouvelles libertés dans mon jeu, n’hésitant pas à utiliser le rubato beaucoup plus abondamment, les modulations harmoniques abruptes et les changements inopinés de construction », poursuit-il.
Dans ce livre, Martial Solal fait preuve de beaucoup de lucidité et d’honnêteté. Ainsi, il évoque largement cet état de fait qu’il existe des réfractaires à sa musique dans le camp des musiciens comme dans celui du public. Selon ses propres constats, ses œuvres musicales sont souvent jugées difficiles par nombre de professionnels. Il avoue même avec franchise qu'en ce qui concerne certaines d’entre-elles, il n’a « jamais réussi à [les] jouer [lui-même]» !!!… Côté auditeurs et auditrices mélomanes, son jeu complexe, fertile, éruptif, ainsi que ses compostions aux rapprochements d’« avant-garde » ne sont pas « du goût de tout le monde ».
En dernier ressort, au sujet de la qualité de sa musique, Martial Solal laisse bien sûr chacun et chacune libres de l’évaluer à sa guise. En revanche, pour ce qui est de la quantité de prestations et de créations qu’il a effectuées au fil de sa carrière, il estime avoir beaucoup donné. « Que ceux qui en ont fait davantage lève le doigt ! », lance-t-il à la fin de son ouvrage. Et en effet, que les dédaigneux réussissent déjà à en faire autant.
Didier Robrieux
Martial Solal
Mon siècle de Jazz
Editions Frémeaux & Associés, 2024
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Martial Solal a joué avec Django Reinhardt, Sydney Bechet, les saxophonistes Johnny Giffin, Lucky Thomson, Barney Wilen, Jean-Louis Chautemps, Wayne Shorter, Phil Woods, Steve Lacy ; les trompettistes Aimé Barelli, Roger Guérin, Chet Baker, Bill Coleman, Eric Lelann ; les pianistes Mal Waldron, John Lewis, Hampton Hawes, Paul Bley ; les contrebassistes Paul Rovère, Pierre Michelot, Dave Holland, Niels-Henning Orsted Pedersen (dit NHOP) ; les batteurs Kenny Clarke, Roy Haynes, Daniel Humair, Jack DeJohnette, Paul Motian ; les violonistes Stéphane Grappelli, Didier Lockwood ; le bandonéoniste Astor Piazzolla ; l’harmoniciste Toots Thielemans, etc., etc. Notons également que Martial Solal a assuré les prestations piano aux côtés du contrebassiste François Moutin et du batteur Louis Moutin, son frère, durant une décennie ainsi qu’auprès du saxophoniste Lee Konitz et du clarinettiste Michel Portal pendant de nombreuses années en duo.
[ Novembre 2024 ]
DR/© D. Robrieux