Livre
LILIANE ROVÈRE
La folle vie de Lili
Autobiographie
Le jazz, Chet Baker
et autres rencontres
Le fait que la comédienne Liliane Rovère, née à Paris en 1933, fut contrainte de porter l’étoile jaune donne une idée du contexte dans lequel se déroula une grande partie de sa jeunesse1. Un contexte de guerre, de terreur, de haine, d’extermination humaine programmée qui fut également celui de certains membres de sa famille, et de bien d’autres, ignoblement assassinés dans les camps nazis.
Des vicissitudes, Liliane Rovère en connaîtra de supplémentaires, parfois relatives à de mauvais jours passés en pension, parfois touchant gravement à son intégrité de petite fille ou de femme, parfois en rapport avec son relationnel incompris ou brimé dans le cadre de sa vie privée ou professionnelle. Pour autant, si elle traversa, comme elle le dit, des « eaux tumultueuses », les périodes de joie, de liberté, de réussite ne seront pas réduites à la potion congrue. Son autobiographie intitulée La folle vie de Lili relate tout cela très largement.
Mais dans cet ouvrage, il est particulièrement intéressant de l’écouter nous parler de sa rencontre avec le jazz, de sa passion pour le jazz, comme des fréquentations qui furent les siennes parmi les jazzmen et jazzwomen.
A 12 ans, Liliane Rovère entend sur disque Blues in the Night interprété par l’orchestre de Jimmie Lunceford (1902-1947). C’est un déclic. Ce morceau la marquera à jamais : « Il y a tout : le blues, la syncope, le tempo, le swing, les chœurs avec les paroles, les sections de musiciens, un arrangement d’enfer […] Il n’est pas exagéré de dire que j’en tombai sur le dos. ». Son adolescence se poursuivra sur un rythme endiablé. En compagnie d’amis musiciens, elle découvre Ellington, Basie, Parker, Young, Billie Holiday, Miles, Monk… Une insatiable fringale de musique la mènera ensuite de clubs de jazz en clubs de jazz. Durant des années, un nombre incalculable de ses nuits parisiennes se déroulera au Caveau des Lorientais, au Tabou, au Club Saint-Germain, au Montana, à L’Arlequin, puis au Blue Note, au Living Room, au Dreher, au Chat qui pêche, au Caméléon, au Riverboat, au Petit Opportun, sans parler des nombreux cabarets dans lesquels elle aura l’occasion de se rendre aux États-Unis ou ailleurs. Qui peut — ou a pu — se targuer d’avoir franchi les portes de tant établissements parfois mémorables ! Le parcours de cette toute jeune mélomane qui semble n’avoir peur de rien est foisonnant, inouï.
1954 : premier séjour aux États-Unis pour Liliane Rovère. Le soir de son arrivée, valise à peine défaite, elle se propulse sans attendre au Birdland (New York). Au programme : le grand orchestre de Count Basie ! Rien de moins ! Quelque temps plus tard, ce sera sa rencontre « électrique » au même Birdland avec Chet Baker (1929-1988), début d’une idylle qui durera une paire d’années. Ses témoignages détaillés sur Baker sont autant d’apports substantiels et instructifs, tel celui-ci : « Je ne le voyais jamais travailler son instrument la journée mais il soufflait tous les soirs, alors peut-être n’avait-il pas besoin d’entraînement, ce n’était pas les chops2 qui lui manquaient, il était très affûté […] Il était fascinant à regarder jouer et chanter car il avait une faculté d’intériorisation, de plongée en lui-même, instantanée, et aussi une puissance de séduction naturelle dont il était conscient et dont il jouait avec art. » Devant l’époustouflante maestria de Chet Baker à l’instrument, il peut nous venir spontanément cette question : quel pouvait être au juste son bagage en matière de notation musicale et d’harmonie ? A partir de ses observations directes, Liliane Rovère indique ce que d’autres souligneront abondamment : « Chet ne sait pas lire la musique, il a une oreille phénoménale, il s’en contente. Il chante aussi tous les soirs, sans technique3.»
La vie « jazz » de Liliane Rovère sera bien remplie. C'est un concert, par exemple, de Clifford Brown auquel elle assiste au Glass Bar à Saint Louis quand ce n’est pas un set inoubliable assuré par Anita O’Day à Kansas City. Et cette chance immense d’avoir pu entendre plusieurs fois Charlie Parker en live ! En outre, peu avant son décès en 1955, le saxophoniste passa « toutes les nuits, durant trois semaines de suite » dans la suite de l’hôtel Bryant qu’elle occupait avec Chet Baker à New York. Cette proximité avec Parker plusieurs fois renouvelée nous vaut notamment cet instantané, un des plus certains et des plus sensibles jamais lus sur ce musicien : « Quand Bird joue, il a un peu le même maintien que quand il ne joue pas. Il se tient droit, le corps tranquille et sans raideur, sans mouvements de cou, les doigts bougent comme seuls, les yeux ouverts et intelligents ont l’air de regarder ce qui l’entoure, parfois il joue les yeux fermés. Il est concentré, dans son en-soi, et cette économie de mouvements devait lui permettre d’être tout à l’écoute au service de cette agilité musicale et technique incroyable. »
Liliane Rovère se liera également d’amitié avec Art Blakey, Milt Jackson, Kenny Clark, Dexter Gordon. Plus tard, elle partagera de nombreux dîners à la bonne franquette avec Bud Powell dans la chambre que ce dernier occupait à l’hôtel La Louisiane à Paris, hôtel où elle logea elle-même un moment4. On retient aussi ses évocations enthousiastes d’Al Haig (1922-1982) et de Kenny Drew (1928-1993), deux autres pianistes fabuleux.
Que de rencontres ! Que de musiciens et de musiciennes écoutés ! Que de souvenirs !
Depuis l’âge tendre, le jazz habite Liliane Rovère. Aux côtés d’une passion conjointe pour le théâtre, il continue d’emplir son cœur au présent, de belle manière, indéfectiblement.
Didier Robrieux
LILIANE ROVÈRE
La folle vie de Lili
Ed. Robert Laffont, 2019
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1. Le port de l’étoile jaune pour les juifs a été rendu obligatoire sur le territoire français dès le 7 juin 1942. L’honteuse et criminelle ordonnance date du 29 mai 1942.
2. chops : manifestations de virtuosité physique et technique sur un instrument.
3. « Chet est un soliste qui joue d’oreille […] » (Patrice Blanc-Francard, Dictionnaire amoureux du jazz, Ed. Plon, 2018, p. 77) ; « Ses difficultés à déchiffrer les arrangements orchestraux lui donnent [...] l’habitude de jouer à l’oreille. » (Site Universal Music) ; « Chet Baker n'a vécu que pour la musique [...] mais a toujours refusé d'apprendre à la lire. Son oreille inspirée et sa capacité à mémoriser n'importe quelle partition faisant le travail. » (Frédérique Labussière, FIP, 8 mai 2018)
Pour sa part, Le Nouveau Dictionnaire du jazz mentionne qu’« en 1948, il étudie harmonie et théorie musicale au El Calmino Collège […] 1950 : il en profite pour parfaire son éducation musicale.» (Ed. Robert Laffont, p. 60). Le « réel » chemin de formation des musiciens est souvent difficile à documenter de manière précise et satisfaisante.
4. Bud Powell : « un musicien de génie, le mot n’est pas trop fort. » (Liliane Rovère).
[Novembre 2022]
DR/© D. Robrieux