Livre
HAMPTON HAWES
Autobiographie
Un piano,
ça ne ment pas
Dans ses mémoires publiés en 1974 avec la collaboration du pianiste et écrivain Don Asher (1926-2010), Hampton Hawes (1928-1977) brosse un tableau sans concession de son parcours tourmenté de jazzman.
On retrouve fréquemment la conjonction chants d’église/musique de jazz chez les musiciens américains. Concernant ceux issus de la communauté noire, les lieux de cultes ont longtemps figuré parmi les seuls « refuges », les seuls havres d’expression et de relatives « libertés ».
Fils d’une mère musicienne et d’un pasteur presbytérien de Los Angeles, le pianiste Hampton Hawes a été élevé dans une famille très pratiquante. Même s’il s’est très tôt rebellé contre son milieu parental et dressé avec vigueur contre les exhibitions quelquefois ridiculement convulsives pratiquées par les dévots lors des célébrations religieuses dominicales, il n’aura de cesse de rappeler que les cantiques qu’il avait entendus et chantés durant ces offices avaient nourri abondamment et positivement sa musique, son jeu de pianiste, son âme d’artiste.
En l’absence de ses parents, le jeune Hampton reproduit sur le piano familial des airs de Freddie Slake, Fats Waller, Earl Hines, Nat King Cole. L’instrument, pour le musicien ou pour la musicienne, est souvent son unique véritable allié de cœur, un allié de cœur solide, fidèle, certes exigeant mais qui ne triche pas, qui ne défaille pas... quand il n’est pas une planche de salut secourable ou même une sorte d’un ange gardien. La façon magnifique dont parle Hampton Hawes de son piano mérite d’être citée quasi intégralement : « C’était le seul ami sur qui je pouvais compter, le piano, car lui seul ne changeait pas, je comprenais sa logique et ses réactions. Un piano est là, à sa place, jour après jour : tu veux jouer, me voilà ! Le ré est toujours à sa place, le la bémol aussi, ils ne vont pas s’envoler et on s’en fiche que ce soit dimanche, le mercredi des Cendres ou la fête nationale. Joue bien ces notes et elles sonneront bien ; loupe-les et elles te feront revenir en arrière. Un piano, ça ne ment pas (…) Un clavier est plus cohérent que la vie : il nous rend exactement ce qu’on lui a donné, ni plus, ni moins (…) Le piano a été la première chose honnête et sûre de ma vie. »
Les premières expériences professionnelles d’Hampton Hawes se font notamment auprès de Wardell Gray (1921-1955), étoile filante du jazz, grand saxophoniste ténor qui faisait partie des as du be-bop.1 A 22 ans, il intègre l’orchestre d’Howard McGhee. Charlie Parker tient l’alto dans cette formation. Hawes est subjugué. Ses commentaires consignés dans cette autobiographie donnent une idée de l’intensité de l’irradiation musicale que pouvait susciter le génie de Bird et sa sonorité inégalable chez celles et ceux qui avaient la chance de l’approcher et de l’entendre. De nombreuses autres observations présentes dans le livre constituent un écot non négligeable à une connaissance toujours plus approfondie de la personnalité humaine et artistique de Charlie Parker.2
Si son nom demeure moins retentissant que ceux d’autres grandes figures du jazz, Hampton Hawes était en vérité un musicien d’exception, possesseur d’une technique très maîtrisée, d’un style franc et généreux souvent porté par un beau swing stimulant.3 De sources autres que ces mémoires, on sait par ailleurs qu’il était très apprécié dans son métier d’interprète. Monk et Sonny Rollins, par exemple, considéraient qu’il était « important dans le milieu du jazz ». Oscar Peterson qui aimait ses exécutions lui témoigna de nombreuses fois amitié et soutien avant ses concerts. Art Tatum ne manqua pas de le complimenter, tout comme Miles Davis. Une kyrielle de musiciens importants saluera son talent et souhaitera jouer avec lui. Non évoquées ici jusqu’à présent, ses contributions aux côtés de Sonny Criss, Dexter Gordon, Art Pepper, Jim Hall, Charles Mingus, Jackie McLean, Martial Solal, Harold Land, Charlie Haden — pour ne mentionner qu’elles — l’attestent en complément. Sans oublier des collaborations marquantes comme celles effectuées en compagnie de la pianiste Toshiko Akiyoshi (née en 1929), précurseuse du jazz au Japon qui poursuivra une fabuleuse carrière aux États-Unis ainsi qu’au niveau international.4 Le trio que formera Hampton Hawes avec le bassiste Red Mitchell et le batteur Chuck Thompson sera également une réussite.
Dans cet ouvrage, on relève aussi un joli petit croquis de Dorothy Donnegan, une Dorothy Donnegan folklorique à souhait qui, dès sa jeunesse, apparemment, n’en manquait pas une, comme on dit.5 Les anecdotes autour des premiers contacts d’Hawes avec Monk et Pannonica de Koenigswarter à New York sont présentées comme une suite de flashes de manière passionnante.6 De son côté, le court chapitre consacré à Billie Holiday, qu’il côtoya amicalement, ne peut pas nous laisser indifférent : « C’était beau de l’entendre, on aurait dit que son cœur se brisait à chaque chanson. C’était une femme remplie d’émotions, battante et mélancolique à la fois. »
Le saut dans l’enfer de la toxicomanie n’épargnera pas Hampton Hawes. Le « misérable forçat » de la drogue, comme il se décrit lui-même, va accumuler durant des années les « plans » sordides. Arrêté pour trafic de stupéfiants, il sera condamné à dix ans d’emprisonnement ; une grâce du Président Kennedy réduira sa peine de cinq années.
Une conscience politique et sociale agite vigoureusement les pensées, le monde mental d’Hampton Hawes qui, pour ce qui concerne la ségrégation raciale qu’il subit comme tant d’autres, refuse pour lui-même une posture de victime fatale polarisée uniquement sur la couleur de la peau. Les conditions de séjour généralement faites aux musiciens noirs lors des tournées sur le territoire américain, par exemple, sont rapportées avec ce qu’elles comportaient de sadisme, d’injustices, d’humiliations. Cette conscience politique et sociale ne va pas cependant jusqu'à une compréhension éclairée de la condition féminine. Certains passages du livre dans lesquels il est question des femmes sont plus que discutables et bien peu agréables à la lecture. Hawes a une manière de parler des personnes du sexe féminin qui, il faut bien le dire, n’est pas toujours reluisante. Le fait de subir journellement le calvaire d’un racisme oppressif quasi légalisé, d’être sous l’abominable dépendance de la drogue, de souffrir comme un damné, d’être « désocialisé », fait pourtant difficilement passer la pilule d’un sexisme arrogant, infériorisant et très insultant présent dans de nombreux paragraphes du récit.7
Les dernières années remémorées dans le cadre de ce texte autobiographique le sont sur fond de désaffection du public pour le jazz — et en particulier pour le be-bop — avec notamment la survenue du rock et d’un changement « radical » des goûts musicaux aux USA. « J’avais le sentiment qu’on était au dernier acte », écrit Hawes.8
En découvrant ces mémoires, le lecteur se trouve plongé dans une narration intime directe, abrupte, souvent terrible. Avec ce style nerveux et cette façon de dire les choses sans prendre de gants, Hampton Hawes est aussi sans conteste un messager important d’un moment capital de l’histoire du jazz.
Didier Robrieux
HAMPTON HAWES
Lâchez-moi !
Autobiographie
13e Note Éditions
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Wardell Gray « était comme un grand frère pour moi. » […] « A part Bird, il était le musicien qu’on suivait le plus. »
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« En l’écoutant pour la première fois (…) en 1945, j’avais été complètement bluffé par sa capacité à s’abstraire de tout ce qui était superflu autour de lui, à allumer un feu aussi brûlant en lui et à continuer à l’alimenter de cette façon. » […] « Il nous a tous retourné la tête. La vérité absolue était là. » […] « Dans sa musique (…) c’était quasiment un prophète. ». On notera par ailleurs que Charlie Parker n’était pas, semble-t-il, insensible au jeu de Hawes : « Des fois, sur scène, il se tournait un peu vers moi en souriant. Je savais alors que j’avais fait un bon truc au piano. »
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Voir surtout sa longue période acoustique et « standards ».
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Hampton Hawes : « Toshiko, qui était à dix mille bornes du berceau de son art, cramait le clavier comme Bud Powell. » […] « Toshiko et moi, on s’est vite rapprochés, on s’éclatait à jouer ensemble. »
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Voir une courte évocation de Dorothy Donnegan dans un article consultable en rubrique « ARTICLES / JAZZ » de ce site.
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Hampton Hawes fréquenta Thelonious Monk (1917-1982) (« un père pour moi ») ainsi que Pannonica de Koenigswarter (1913-1988) à laquelle il rend un hommage ému : « N’importe qui pouvait débarquer chez elle n’importe quand, pour m’importe quelle raison (…) Elle donnait de la thune à ceux qui étaient fauchés, apportait des sacs de provisions à leur famille, les aidait à obtenir la carte de travail indispensable pour se produire à New York (…) On pourrait qualifier Nica de « mécène » mais, à mes yeux, elle était plutôt un « frère noir » pour les musiciens vivant ou séjournant à New York. Avec elle, pas de baratin : quiconque était authentique se voyait accepté et devenait son ami. »
On pourra trouver une évocation de Pannonica de Koenigswarter dans un article intitulé Pannonica de Koenigswarter - Recueil de Propos et de Photographies de Musiciens en rubrique « LIVRES / JAZZ » consultable sur ce site ainsi qu'un article sur Thélonious Monk en rubrique « ARTICLES / JAZZ » sur ce site également. -
En dehors des formulations malheureuses et déplaisantes, Hampton Hawes explique avoir été un peu entremetteur-proxénète sur les bords à une période. Les « arrangements de travail », comme il les appelait, ne lui causaient aucun souci. Tout en s’abstenant de tout jugement catégorique, on ne peut guère occulter certains faits révélés par l’auteur lui-même, de son propre aveu.
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« La musique avait changé au fil du temps ». Bird et Tatum « étaient toujours aussi géniaux, mais leur message commençait à dater et on l’avait peut-être trop entendu. Des sonorités nouvelles, plus fraîches, se répandaient dans le pays. »
Pour rappel chronologique, ces mémoires ont été publiés en 1974, soit trois ans avant le décès d’Hampton Hawes en 1977.
[Août 2022]
DR/© D. Robrieux