Classic jazz

Ko ko duke ellington en son chef d oeuvre

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Alain Pailler

KO-KO

Duke Ellington
en son chef-d’œuvre

 

    Composition culte de Duke Ellington (1899-1974), Ko-Ko est au centre du livre réalisé par Alain Pailler sur le grand orchestre que dirigea avec bonheur et brio ce légendaire pianiste de jazz américain.
   
L’auteur définit parfaitement l’envergure unique qui était celle du Duke Ellington Orchestra, formation musicale de grande classe, d’une élégance rare, capable des plus originales et des plus spectaculaires prouesses1, formation occupant une place centrale dans l’histoire du jazz, porteuse d’une aura inaltérable. Duke Ellington « évolue […] dans une sphère à part », écrit justement Alain Pailler, rappelant que son big band, « capable de swinguer à l’occasion aussi bien que n’importe lequel de ses principaux concurrents, opérait cependant à un tout autre niveau et proposait une musique qui invitait d’abord à l’écoute. ».2 Cet ensemble musical faisait preuve d’« une sonorité qui se singularisait par la richesse de textures à la confection desquelles chaque musicien avait apporté sa touche unique, à partir d’une trame imaginée tantôt dans ses grandes lignes, tantôt dans le moindre détail par le Maestro Ellington.»
   
En contrepoint aux évocations consacrées à l’illustre chef d’orchestre, Alain Pailler dresse une série de croquis des musiciens qui composaient le Duke Ellington Orchestra dans les années 40. Sortes d’instantanés faisant office de remémoration pour ce qui concerne les plus connus, à savoir les trompettistes Cootie Williams et Rex Stewart, les saxophonistes Johnny Hodges, Ben Webster et Harry Carney, le clarinettiste Barney Bigard, le tromboniste Juan Tizol, le drummer Sonny Greer… Instantanés fournissant aussi l’occasion de découvrir les autres éminents membres de cet orchestre dont on n’avait négligemment pas retenu le nom ou considéré l’importance : Wallace Jones (trompette), Joe “Tricky Sam” Nanton, Lawrence Brown (trombone), Otto James « Toby » Hardwick (saxophone), Fred Guy (guitare), Jimmy Blanton (contrebasse)… Le rappel des qualités individuelles monstrueuses de ces interprètes nous fait toucher l’ampleur musicale considérable qu’a pu être celle du groupe d’Ellington        
   
Au cœur du texte, c’est la version de Ko-Ko gravée le 6 mars 1940 qui est célébrée par Alain Pailler. Ce thème mythique « représente l’aboutissement suprême […] du jungle jazz d’Ellington », explique-t-il. Dans les quatre pages qu’il consacre à son commentaire d’écoute, il détaille minutieusement chaque séquence de ce blues en mi bémol mineur de 2’ 50. La « découpe » très affûtée qu’il opère pousse à aller illico écouter Ko-Ko pour se rapprocher de cette musique d’anthologie dont on comprend qu’elle mérite une considération plus scrupuleuse. Comme le note Alain Pailler, ce morceau est assurément une « manifestation de l’inouï dans le jazz », une « pièce sauvage, agressive, barbare » dans laquelle « la plus grande simplicité va de pair avec une extrême sophistication. »
   
L’auteur complète son exposé en passant en revue la plupart des versions de Ko-Ko enregistrées par le Duke Ellington Orchestra qui succédèrent à celle « historique » du 6 mars 1940. Les quelques relectures notables du titre exécutées par diverses formations d’hier et d’aujourd’hui font d’autre part l’objet d’un examen sans ménagement, examen dans lequel seuls quasiment le Claude Bolling Band, le Steve Lacy Quartet et le Riccardo Luppi Sextet trouvent son assentiment.
   
Tout est dit dans cet ouvrage d’Alain Pailler sur Ko-Ko, sur la jungle music, la swing music et la « forme » ellingtonienne dans ses différentes périodes. De surcroît, on ressort de cette lecture également plus instruit sur les frénésies de Congo Square, les nuits du Cotton Club, le label Victor, Willie « The lion » Smith, Jimmie Lunceford, Serge Chaloff… L’usage que fait l’auteur d’un vocabulaire méthodique mais qui donne voix à ses sensations personnelles ajoute aussi à l'agrément que procure le livre.

Didier Robrieux

Alain Pailler
KO-KO
Duke Ellington en son chef-d’œuvre
Editions Frémeaux & Associés, 2024

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  1. Formation musicale sujette aussi parfois à des phases de routine et de baisse de régime, ainsi que le souligne Alain Pailler.

  1. On observe quelques flèches décochées en direction des « fans de jazz pour qui le swing, toujours le swing, rien que le swing constitue l’unique credo » (Et pan ! Que les jazzophiles intégristes et sectaires adversaires de la diversité musicale en jazz mettent ça dans leur musette !...). Une mise en regard de l’orchestre de Count Basie avec l’orchestre de Duke Ellington — dont les chefs renommés respectifs se respectaient considérablement l’un l’autre — conduit par ailleurs Alain Pailler à cette remarque : « Si le swing représente une fin en soi pour Basie, il ne constitue qu’un moyen pour Ellington. » D’une manière générale, l’auteur fait largement état du distinguo existant entre jazz plutôt dédié aux pistes de danse (swing bands, dance bands) et jazz davantage destiné à être écouté, même si la séparation entre ces deux « fonctions » distinctes n’est pas toujours strictement étanche. Rien n’interdit, en effet, d’écouter du jazz dédié à la danse… ni de danser sur du jazz destiné à être écouté.

  1. C’est un plaisir bien excitant et bien émouvant que de pouvoir passer, par le truchement des mots d’Alain Pailler, un moment en compagnie du saxophoniste alto Johnny Hodges (1907-1970) (« Diamant lyrique du Duke Ellington Orchestra » […] des glissandi qui font passer le grand frisson sur l’échine de l’auditeur »), du saxophoniste ténor Ben Webster (1909-1973) ( « Une flamme brûlante (…) qui le conduira vers des sommets lyriques […] il initiera l’orchestre aux mystères du swing façon Kansas City. »), du saxophoniste baryton Harry Carney (1910-1974) (membre de l’orchestre d’Ellington durant 47 ans…) (« Sans lui, jamais la section d’anches n’eût acquis cette sorte de liant pulpeux qui la caractérise. »), du cornettiste Rex Stewart (1907-1967) (« Jazzman de première grandeur dont le drive formidable pousse l’orchestre à tout moment, l’obligeant à donner le meilleur de lui-même. »), du tromboniste Lawrence Brown (1907-1988) (« Brown enrichit la palette des timbres ellingtoniens en introduisant des nuances de suavité dont le Duke parvint en fin de compte à tirer parti sans pour autant affadir son art orchestral. »), du clarinettiste Barney Bigard (1906-1980) (« Instrumentiste aux pieds ailés » […] Bigard fit entrer chez le Duke les épices boisées, les senteurs de musc et de cannelle de sa Louisiane natale aussi bien que la capricieuse imprévisibilité du fleuve Mississipi. »), du contrebassiste Jimmy Blanton (1918-1942) (« Un pur génie […] Blanton fut le cadeau des dieux à l’orchestre d’Ellington. »), etc… Hommage et gratitude à ces musiciens et à leurs autres partenaires instrumentistes et chanteuses non cités ici pour ce qu’ils/elles ont apporté à la musique aux côtés du Duke.

KO-KO
https://www.youtube.com/watch?v=PBWyqZauBzQ

 

[ Septembre 2024 ]
DR/© D. Robrieux